mercredi 2 mai 2012

Partir



Partir…

Un matin, vous partez. Bien avant l’aurore, bien avant le chant du coq ou le premier colloque des chiens de ferme. C’est encore la nuit noire. Rien ne bouge. C’est à peine, si, sous le double feu de vos phares, s’esquissent de loin en loin la silhouette silencieuse d’un arbre, la masse sombre d’une forêt, puis celles des champs.
Derrière le pare-brise, les panneaux se succèdent, les voies bifurquent. Peu importe la destination. Il ne s’agit que de rouler, rouler encore, aussi loin que vous entraîne votre désir, jusqu’à l’oubli de tout et de vous-même.
Sous le capot, le moteur ronronne, les essuie-glace évacuent de grosses gouttes noires de poussière et de terre. Il n’existe pas d’images plus bêtes, plus banales que ces immenses sols frangés d’arbres gris et frileux, que ces ciels nus, un peu aigres. Pourtant, c’est bien là que tout commence. Une fois la ville derrière vous, tout est possible. Déjà, vous oubliez la pluie, toute à ces grandes lignes droites et claires, ces morceaux de terre vidés de leurs rides.
O…. Vous abandonnez la voiture sur le parking pour monter vers la première ruelle venue. Hier, la ville était vide. Aujourd’hui, elle ramène en son centre une petite foule affairée. Pourtant, la plupart des magasins sont fermés : c’est lundi. Vous poussez une pointe jusqu’à la cathédrale, revenez vers la grande place pour vous attarder quelques instants sous un porche, un toit crochu, une gouttière bancale. Presque toutes les portes sont tatouées de médailles ; vous poursuivez votre chemin, au fil des rues, sans autre souci que de vous glisser avec le plus de justesse possible dans l’antre vénérable de la ville. La vieille se donne vite, comme une fille facile et vous lui savez gré de son hospitalité.
Et tout à coup, tout vacille. Vous avez pris ce qu’il y avait à prendre : la danse du fleuve, l’ombre fraîche des labyrinthes des rues, mais mieux encore  - et ceci pour votre fable personnelle – le sentiment intime d’être au monde, étoile unique et éternellement mouvante. Autour de la ville se déploie l’immense filet des routes. Vous éprouvez maintenant le besoin de rouler sans précipitation, de fuir la cartographie impersonnelle des autoroutes.
A travers la gaze mousseuse des nuages, le soleil clignote comme un phare mal réglé. Nulle chance de l’avoir à soi pour l’instant. Il reste en retrait, disputant le ciel au vent et à la pluie. Mais c’est sans importance. Calée au fond du siège, vous laissez la voiture aller son train. C’est à peine si vous regardez cette mer de sillons noirs de chaque côté de cette route qui roule jusqu’en  bas de l’horizon. L’heure est à la suprême vacance, la vie indicible. Vous voici déliée de toute attache, l’esprit montant vers un clair paradis, vos sens engourdis par la chaleur de l’habitacle et le ronronnement du moteur.
Mais déjà, une autre agglomération surgit. Coupant au premier carrefour, vous obliquez de suite vers la forêt. Beaucoup d’arbres brisés jonchent les fossés humides, tout pleins de feuilles mortes. Le bourg suivant est dominé par une grande place et un marché couvert autour duquel viennent s’enrouler en coquilles successives de grosses villas assoupies sous le lierre. Après un rapide tour de reconnaissance, vous laissez la voiture pour tomber sur le premier banc de pierre venu. Vous êtes fourbue. Il est maintenant plus de cinq heures et c’est bien là votre dernière escale. Vous pouvez donc glisser de tout votre long sur le banc, impunément, sous l’œil indifférent des cygnes.
Dans le ciel, les nuages rougissent et s’allongent, un reste de soleil tombe et irise de ses feux rasants le Loing. Emportées par le courant, les eaux dérivent en tourbillonnant, traînant dans leur course des éclisses de bois mort, des éclats de lumière brisée. Dans la dernière chaleur de ce ciel enfin défait, vous regardez, fascinée, ce jeu de reflets que viennent déchirer, çà et là, l’éclair blanc d’une aile de cygne, la silhouette noire d’un canard.
Une heure passe. Vous écoutez, guettant vous ne savez quoi, comme à l’intérieur d’une pièce soudainement vidée de ses occupants, une pièce où s’éteignent, toujours plus faibles, des bruits de pas. Vous écoutez encore jusqu’à ne plus rien entendre. Tout se tait à présent. La nuit est tombée, emportant sous vos yeux les derniers feux immobiles du jour. Une paix indicible comme un long rêve blanc et tranquille monte en vous. Maintenant vous pouvez rentrer.

Kate

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire